Les dynamiques sur le marché du travail dans un contexte de rupture
— Synthèse des travaux à venir —
Dans cette enquête, nous avons montré les effets du choc de la fermeture des réacteurs de la centrale du CNPE de Fessenheim sur les actifs (chômeurs, agents d’EDF et salariés des entreprises sous-traitantes ou locales). Dans le premier volet de la recherche, nous montrons que les personnes vivant dans un territoire dans lequel résidaient des salariés liés à la centrale anticipent qu’elles passeront plus de temps au chômage que les autres. Dans le second volet, nous montrons l’existence de tensions identitaires vécues par les salariés du CNPE qui doivent souvent choisir entre leur métier et leur territoire. Le dispositif d’EDF est orignial car géré en interne avec des agents experts dans un métier technique.
Objectifs du projet et mise en contexte
L’arrêt des réacteurs du CNPE de Fessenheim et son démantèlement à venir ont eu pour conséquence d’accroitre les risques de perte d’emploi localement. Ces évènements ont obligé les agents d’EDF, comme les salariés des entreprises sous-traitantes, à modifier leur projet professionnel et personnel. Au regard de la littérature et des faits mentionnés, l’objectif du projet est d’analyser les conséquences de ce choc sur les trajectoires individuelles des chômeurs. Dans le premier volet de l’enquête, l’objectif était d’évaluer les performances moyennes des chômeurs par genre et par qualification au niveau de l’Alsace centrale et la perception que les chômeurs ont de leur durée de chômage dans ce contexte.
Dans le second volet, nous avons cherché à comprendre le refus de mobilité géographique des agents qui a eu pour conséquence des changements d’orientation de la carrière importants, associés à des modifications d’identifications douloureuses. Les reconversions dans un autre métier ont nécessité des formations parfois longues et un changement d’organisation de vie qui ont mis à l’épreuve les agents avec toute leur famille. Ces tensions identitaires existent aussi lorsque le choix de la mobilité géographique est fait puisque même plusieurs mois après le départ le lien avec la communauté professionnelle du CNPE de Fessenheim reste fort et l’attachement au nouveau territoire est souvent long à se faire. Cette stratégie de carrière est perçue comme risquée, révélant des dépendances au territoire d’origine qui n’étaient pas connues par l’agent de prime abord même pour des non-natifs.
Méthodologies
- Diffusion d’un questionnaire en ligne auprès des demandeurs d’emploi
- Par l’intermédiaire de Pôle Emploi
- Sur l’ensemble de la Région Grand Est
- Questions sur la durée attendue du chômage en lien avec les caractéristiques sociodémographiques de la personne, causes du chômage, aversion au risque, etc.
- Entretiens semi-directifs auprès de 22 agents EDF (dont 4 membres de la direction), 16 salariés d’entreprises sous-traitantes et deux consultants en charge du programme d’accompagnement des salariés des entreprises sous-traitantes.
- Des documents d’EDF (dont tableaux de bord, synthèses questionnaires, reportages sur des agents ayant réalisés leur mobilité, etc.) et comptes-rendus de réunions organisées par la préfecture.
Principaux résultats
Volet emploi
Le bassin d’emploi de Fessenheim comporte des spécificités. Avant l’annonce de la fermeture de la centrale, la dynamique démographique y était plus importante et la part des actifs occupés dans la construction et dans l’industrie également plus marquée que dans le Grand Est. En 2018, de nombreuses industries de grande taille étaient présentes dans le bassin d’emploi. Deux ans après, la crise COVID perturbait fortement la dynamique du marché du travail dans ce territoire comme au niveau national.
Un questionnaire a été diffusé à l’ensemble des demandeurs d’emploi de la région Grand Est en mai 2021. Nous avons exploité la partie du questionnaire relative au bassin d’emploi de Colmar-Neuf Brisach (incluant Fessenheim). Sur les 2400 personnes contactées, nous avons récolté 239 réponses portant, notamment, sur la durée attendue de chômage et les comportements de recherche d’emploi. Nous avons récolté des informations sur les caractéristiques socio-démographiques des demandeurs d’emploi, leurs caractéristiques personnelles et construit une variable indiquant le fait d’habiter dans une zone « touchée » par la fermeture de la centrale. Cette dernière a été définie par le fait de comporter une proportion significative de personnes travaillant pour la centrale.
Notre estimation portant sur la durée attendue de chômage (moins de 3 mois ;3-7 mois ; 7-12 mois ; plus de 12 mois) nous a permis de montrer que
- l’âge et le goût pour le risque augmentent significativement la durée attendue du chômage,
- le fait de résider dans une zone affectée par la fermeture accroît la durée attendue de chômage.
Volet carrière
Ce dispositif d’accompagnement inédit est basé sur des compétences internes (fortes connaissances du métier technique, faibles compétences RH) avec des profils plus aptes à créer du lien avec des agents en mobilité fragilisés et avec les partenaires internes à EDF. Les moyens financiers importants et l’anticipation des mouvements sociaux consituent des points forts. Le sentiment de vivre une histoire commune avec la direction a facilité l’acceptation du dispositif. La grande flexibilité des accompagnants pour répondre aux changements fréquents d’avis du personnel est également à souligner. Ceux-ci ont dû faire face à des stuations difficiles à gérer emotivement, d’autant qu’ils vivaient eux aussi le même questionnement sur leur mobilité. Le sentiment de soutien organisationnel des agents est alors plus élevé, ce qui renforce la réussite du projet. Le sentiment de traitement différencié des salariés des entreprises sous-traitantes n’a pas pu être résorbé malgré les actions d’EDF.
Des émotions fortes ont été vécues par les agents à plusieurs reprises révélant leur forte identification à la centrale de Fessenheim :
- Lors de la période d’indécision politique sur la fermeture de la centrale puis lorsque la décision a été effectivement prise et les réacteurs arrêtés,
- Lorsque certains agents ont décidé de partir vite (dès 2018) pour ne pas vivre la fermeture et participer au démantèlement, ceux qui restaient ont vécu cette vague de départ douloureusement comme une perte d’un collectif auquel ils s’identifiaient.
Les vœux de nombreux agents ont évolué au cours des années avec plusieurs phases d’identification :
- Identification progressive vers un autre métier (acceptation d’une mobilité territoriale),
- Identification au secteur nucléaire qui se révèle progressivement à l’agent comme plus forte que l’attachement au territoire (Alsace).
Certains agents ont vécu plus positivement cette période comme une opportunité de réaliser un projet de mobilité professionnelle ancien (rapprochement familial) empêché par EDF qui exige la loyauté.
La période de réflexion sur des choix professionnels a été parfois très douloureuse au sein de la cellule familiale (crise, divorce, maladies sommatives, etc.), avec des enjeux en termes de perte de revenu et de perte d’attache à la filière (dilemme identitaire).
Les salariés des entreprises sous-traitantes ont des vécus similaires sur le plan de l’identification. Leur situation est perçue comme précaire et l’absence d’un management soutenant a été vécu comme source de mal être.Leur identification à la centrale est plus forte que leur attachement à leur employeur. Leurs refus de mobilité géographique, malgré l’attachement à la filière du nucléaire, est lié à une faible identification à leur employeur.
Perspectives
Nos résultats montrent que les personnes résidant dans un territoire touché par un choc économique important ont des prévisions attendues de chômage différentes des autres. Dans la mesure où la durée attendue du chômage constitue un déterminant important de la durée réelle du chômage (Mueller, Spinnewijn, Toba, 2021), il convient d’accompagner tout particulièrement leurs transitions professionnelles afin qu’elles ne connaissent pas une situation de chômage de longue durée.
Au final, au niveau de la gestion des carrières, cette expérience d’EDF est exemplaire sur plusieurs aspects. Le choix d’internaliser l’accompagnement avec des agents qui n’étaient pas spécialisés dans ce domaine au départ s’est révélé payant. L’identification commune à l’organisation et au métier a favorisé la confiance des agents et l’efficacité de la mise en relation au sein d’EDF. Le manque de compétences dans l’accompagnement a été surmonté par un effort de formation important. La prise en considération des salariés des entreprises sous-traitantes a été un autre point fort du dispositif, réduisant le risque de conflit social et le sentiment d’abandon très souvent vécu par ces salariés. La qualité de l’aide au déménagement, des immersions et de l’accueil dans le nouveau poste est souvent soulignée. La capitalisation de cette expérience, unique par son ampleur, permettra la reproduction du dispositif au sein d’EDF. Tout ceci a cependant un coût élevé. On peut alors s’interroger sur la reproduction d’un tel dispositif dans d’autres secteurs. Le nucléaire est un secteur qui a conscience de la valeur des qualifications de ses salariés et qui est contraint par le régulateur à mener une telle politique de GRH. Il n’est pas sûr que cette politique généreuse d’EDF qui profite à tous les salariés soit adoptée par d’autres secteurs où les compétences techniques sont moins stratégiques et la contrainte institutionnelle moins grande. Il est même à craindre qu’EDF n’ait pas à l’avenir la possibilité d’apporter une aide financière de ce niveau pour d’autres sites nucléaires.
Plus-value pour le territoire
Les dispositifs d’accompagnement spécifiques des demandeurs d’emploi pourraient être élargis. Ils sont souvent conçus pour les salariés directement concernés par la fermeture de leur usine. Ils pourraient également s’adresser aux demandeurs d’emploi des bassins d’emploi affectés.
Les sous-traitants d’EDF connaissent une tension sur leurs ressources humaines qualifiées. Or ils n’ont pas fait le choix d’une politique de GRH équivalente à celle d’EDF avec le risque de perdre les savoir-faire. La faible identification des salariés à l’entreprise fait craindre une pénurie des compétences disponibles. Les sous-traitants d’EDF ont peut-être intérêt à améliorer l’image que leurs employés ont à leur égard par des actions d’accompagnement et de communication plus visibles.